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La bonne vie, la bonne mort...3

 

Enfin, cette focalisation sur la raison et la cognition est un phénomène humain occidental, et ne correspond pas à une vérité universelle. Les réponses face à la mort et au deuil peuvent différer selon les cultures humaines[22] et non humaines, et une vision dualiste, dans laquelle l'« humain » est séparé de l’« animal » ou de la « nature », est une construction culturelle. Cette construction est prédominante dans la tradition philosophique occidentale[23]. Se focaliser sur la cognition dans l'étude des relations des animaux non humains avec la mort, sert et renforce souvent une vision anthropocentrique, puisque cela entretient un paradigme rationaliste humain, dans lequel les humains sont considérés comme catégoriquement différents des autres animaux et où la raison est séparée de l'émotion et du corps. Cette vision n'est pas neutre sur le plan normatif : la raison est valorisée par rapport à l'émotion, et la culture par rapport à la nature. Pour élaborer un point de vue différent sur les animaux non humains et la mort, nous devons dépasser cette vision anthropocentrique de la mort. Avant d'examiner les moyens de développer une perspective différente sur les animaux non humains et la mort, je vais traiter du lien entre l’anthropocentrisme et la détermination du préjudice de la mort pour les autres animaux.

 

Anthropocentrisme et mort des animaux non humains

Dans l'histoire de la philosophie occidentale, le préjudice de la mort pour les autres animaux est souvent interprété comme fondamentalement différent du préjudice de la mort pour les humains. L'exemple le plus frappant, peut-être, de cette interprétation se trouve dans les travaux du phénoménologue Martin Heidegger. Selon Heidegger[24], les animaux non humains ne peuvent pas mourir parce qu'ils n'existent pas en tant qu'« êtres-vers-la-mort »- ce qu'ils montrent par le fait qu'ils n'utilisent pas le langage humain. Au lieu de cela, ils périssent simplement. Il oppose cela au Dasein humain, qui se comprend comme l'Être. Les animaux non humains existent dans le monde et font l'expérience du monde, mais, selon Heidegger, ils ne peuvent pas réfléchir sur le monde ni exprimer leur propre être dans le monde et n'ont donc pas accès au monde en tant que tel. Heidegger voit une ligne de démarcation nette entre les animaux humains et non humains, fondée sur son hypothèse que les autres animaux sont dépourvus de raison et de langage ; il décrit cette ligne comme un ravin[25].

Même si peu d’humains iraient jusqu'à dire que les animaux non humains ne peuvent pas mourir, l'opinion d’Heidegger qui veut que les humains soient catégoriquement différents des autres animaux et que toutes les espèces non humaines puissent être rangées dans un même groupe est encore très répandue. Le philosophe Jacques Derrida[26] et d'autres penseurs[27] ont soutenu de manière convaincante qu'il existe un lien entre le fait de considérer la mort des animaux non humains comme catégoriquement différente de celle des humains, et l'idée qu’il n’y a pas de mal, ou si peu, à les tuer. Ce point de vue est étroitement lié aux pratiques d'exploitation des animaux non humains. Cela fonctionne de la façon suivante : le fait de considérer les humains comme étant catégoriquement distincts des autres animaux est souvent lié au fait de les considérer comme supérieurs aux autres animaux ; estimer que les humains sont supérieurs aux autres animaux légitime le fait de les tuer et de les utiliser au profit des humains. L'anthropocentrisme est donc inextricablement lié aux pratiques impliquant la mort d'animaux, comme la consommation d'autres animaux. Bien que l'exceptionnalisme humain soit de plus en plus remis en question par les sciences du vivant ainsi que par  la philosophie morale et politique, la plupart des sociétés dépendent encore massivement de la mise à mort d'autres animaux, sur le plan économique et culturel. 

Les théoriciens des droits et de la libération des animaux s'opposent généralement à ces pratiques en faisant valoir que les autres animaux ressemblent aux humains à certains égards moralement pertinents. Ils se réfèrent à la sentience, ou à des capacités similaires à la cognition ou à la rationalité humaine, afin de défendre l’extension de la considération morale et politique, ou des droits, aux autres animaux. Si peu de théoriciens de ces domaines défendent le point de vue heideggérien selon lequel les autres animaux ne peuvent pas mourir, beaucoup voient des différences épistémiques et normatives entre la mort des humains et celle des animaux non humains[28], se référant souvent à des différences cognitives[29] pour soutenir que leur mort compte moins que celle des humains. Il ne s'agit pas simplement d'une question empirique, car ce raisonnement suit la logique d'une perspective anthropocentrique et considère l'humain comme une norme à partir de laquelle nous devrions mesurer les autres animaux[30]. L'utilisation de références humaines pour évaluer le préjudice de la mort pour les autres animaux occulte leurs façons de s'exprimer. Cela renvoie aussi à une conception idéalisée de l'humain, comme ayant un accès privilégié à une vérité universelle[31], qui est présentée comme neutre mais résulte en fait de rapports de force inégaux[32]. Les animaux – non humains et humains - ne forment pas qu’un seul groupe : il existe de nombreuses différences entre les individus, les espèces et les groupes sociaux, et certains animaux non humains sont beaucoup plus proches que d’autres des animaux humains, en termes de capacités, d'émotions, de cognition et de relations[33]. Il est en outre problématique d'affirmer, comme l'a fait Heidegger, que les humains peuvent se concevoir pleinement en tant qu'êtres-vers-la-mort, car on ignore si les humains comprennent réellement leur propre être-au-monde, ou s'ils saisissent pleinement le sens de la mort.
 

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[22] Brooks Pribac mentionne deux exemples : le sénicide et l’“identité retardée “ (81). Le sénicide, définit comme un “ homicide compassionnel“ , se réfère à l’homicide de personnes âgées par leurs enfants lorsqu’ils considèrent qu’ils ne peuvent pas s’occuper d’elles correctement, ou que s’occuper d’elles mettrait en danger leur survie ou celle de leurs enfants. La notion de personne retardée, que l’on retrouve dans les sociétés où la mortalité infantile est élevée, désigne la pratique consistant à considérer que les enfants ne sont pas complètement humains en raison de l’incertitude quant à leur survie. Cela conduit à une distanciation émotionnelle, et parfois même à retarder pendant un certain temps l’attribution d’un prénom à l’enfant.
[23] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Galilée, 2006.
[24] Martin Heidegger, Être et Temps, Gallimard, 1986, trad. François Vezin .
[25] Id., Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Gallimard, trad. Daniel Panis.
[26] Derrida, op. cit., 26-28.
[27] Dinesh Wadiwel, The War Against Animals, Brill, 2015 ; Cary Wolfe, Animal Rites: American Culture, the Discourse of Species, and Posthumanist Theory, Chicago University Press, 2003.

[28] Tatjana Višak, Robert Garner, ed. The Ethics of Killing Animals, Oxford University Press, 2015.
[29] Voir Peter Singer, “Afterword”, The Ethics ok Killing Animals, 229-236, et pour une critique, Višak, dans le même ouvrage.
[30] Wolfe, op. cit.
[31] Kelly Oliver, “The limits of the human : An Alternative Ethics of Dependence on Animals”, Animal Subjects 2.0: An Ethical Reader in a Posthuman World, vol. II, dir. par Jodey Castricano, Wilfrid Laurier University Press, 2016, p. 282-287.
[32] Derrida, op. cit. 
[33] Ibid.