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La bonne vie, la bonne mort...2

 

Les animaux non-humains et la mort

Harper et Kohl, deux canards mulards, ont été sauvés d'un élevage industriel pour la production de foie gras à New York en 2006 et emmenés dans un sanctuaire pour animaux d’élevage[3]. Tous deux avaient peur des humains et souffraient de maladies dues au gavage qu'ils avaient subi. Au sanctuaire, les canards sont devenus inséparables. Durant les années qui ont suivi, ils ont passé la plupart de leur temps ensemble et ont choisi de ne pas interagir avec d'autres canards. Au bout de quatre ans, l'état de santé de Kohl a commencé à se détériorer. Lorsqu’il n’a plus pu marcher, le personnel du sanctuaire a pris la décision de l'euthanasier. Harper était dans la grange quand c'est arrivé. Lorsque Kohl est mort, il s'est allongé près de lui, a placé sa tête et son cou sur ceux de Kohl, et est resté dans cette position pendant plusieurs heures. Harper ne s'est jamais remis. Durant la journée, il se rendait parfois à l'étang où il avait l'habitude de passer du temps avec Kohl. Il ne s'est jamais lié à un autre canard, et était plus nerveux qu’avant en présence des humains. Deux mois plus tard, il mourrait.

Si l'histoire de Harper et Kohl, racontée dans How Animals Grieve de Barbara King, peut sembler anecdotique, des recherches récentes sur la cognition, les cultures et les langages animaux confirment l'opinion de Darwin selon laquelle les différences entre les humains et les autres animaux sont de degré et non de nature ; cela s'applique aussi à la façon dont les animaux non humains vivent et réagissent à la mort, comme le montrent les exemples qui suivent. Les corneilles, les pies et les corbeaux ont des rites funéraires[4]. Les corneilles apprennent également à craindre les humains qui transportent des corneilles mortes - elles en parlent avec d’autres et s'en souviennent pendant au moins six semaines[5]. Les éléphants sont réputés pour leurs rituels funéraires et ils manifestent de l’intérêt pour les ossements des autres (y compris des ossements anciens  d’éléphants qui ne leur sont pas apparentés). Ils ne cessent de visiter les tombes d'autres éléphants. Ils peuvent aussi souffrir de traumatismes psychologiques lorsqu'ils perdent un des leurs[6]. On a observé des chimpanzés en train d’utiliser des outils pour nettoyer le corps d'un membre décédé de leur groupe[7]. Le deuil a été observé chez de nombreuses espèces, des canards aux chimpanzés, en passant par les chiens et les ânes[8]. Certains scientifiques soutiennent que les cétacés peuvent s’ôter la vie[9]. Reconnus par les humains comme étant très intelligents, les dauphins seraient capables de choisir de mettre fin à leur vie. Contrairement aux humains, la respiration est un acte intentionnel chez les dauphins ; il a été avancé que s'ils veulent mourir, ils restent simplement sous l'eau[10]. Les scientifiques continuent d'étudier les échouages de baleines pour déterminer s'ils peuvent, dans certains cas, être considérés comme des suicides collectifs[11].

Les humains commencent à peine à saisir la profondeur de la compréhension de la mort chez les autres animaux[12], mais il est indéniable que tous les animaux sociaux font l'expérience de la mort des autres et qu'ils réagissent à la mort et à la perte de différentes manières. La philosophe Teja Brooks Pribac soutient à juste titre que la question de savoir si les autres animaux comprennent la mort comporte deux sous-questions : est-ce qu’ils comprennent le caractère irréversible de la disparition physique d'un autre animal, et est-ce qu'ils comprennent leur propre mortalité - ce qui nécessite une conscience réflexive[13]. En analysant la compréhension de la mort chez les animaux non humains, les humains se concentrent souvent sur cette dernière. Se concentrer sur la cognition pour comparer le deuil chez les animaux humains et non humains, et privilégier la raison par rapport à l'émotion, comme cela se fait souvent dans l'étude du deuil chez les animaux non humains et, plus généralement, de leurs expériences et perceptions de la mort[14], est problématique pour plusieurs raisons.

Premièrement,  la conscience qu'ont les animaux non humains de leur propre mortalité est d'une importance secondaire dans l'expérience de la mort des autres, puisque l'absence de cette conscience n'exclut pas le sentiment de deuil[15]. L’expression du chagrin chez les animaux non humains peut varier considérablement entre populations et au sein d'une même population, en fonction de la relation avec le ou la morte, de l'ontogenèse et de la personnalité de l'individu[16]. Bien que le deuil chez les animaux non humains soit souvent considéré comme différent du deuil chez les humains – ces derniers pouvant  être capables de considérer les implications de la mort à un degré différent, cela ne signifie pas que le chagrin des animaux non humains soit émotionnellement moins intense. Il est important de se rappeler que le chagrin est le revers de l'amour. Les animaux de nombreuses espèces sont engagés dans des relations avec les autres. Ceux qui aiment - et beaucoup d'animaux non humains aiment  - ont aussi du chagrin[18].

Deuxièmement, ces considérations sont souvent spéculatives : dans bien des cas, les humains ne savent pas si les autres animaux comprennent leur mortalité. Le nombre croissant de données démontrant la capacité des animaux non humains à voyager mentalement dans le temps de manière bidirectionnelle, à anticiper[19], et à faire l’apprentissage de la peur par l’expérience[20], combiné au fait que la mort est souvent un phénomène récurrent dans leur vie, montrent que les humains ne devraient pas systématiquement supposer que les espèces autres qu'humaines ne possèdent pas cette compréhension. En outre, les questions de recherche définissent le champ des réponses que les autres animaux peuvent donner, et sont souvent basées sur les conceptions stéréotypées que l’on a d’eux[21]. Afin d'approfondir l'étude de la compréhension de la mort qu’ont les animaux non humains et de leur relation à celle-ci, il convient de rester ouvert à la possibilité qu'ils comprennent plus de choses que ne le supposent actuellement de nombreux humains, et les étudier comme des sujets ayant leur propre perspective sur la vie plutôt que comme des objets n'agissant que par instinct.

Troisièmement, et dans le même ordre d'idées, le fait de prendre les manifestations humaines du chagrin comme modèles pour interpréter le comportement des autres animaux occulte les nombreux modes d’expression d’animaux appartenant à des espèces différentes.

 

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[3] Barbara J. King, How animals grieve, Chicago University Press, 2013, p.39-40.
[4] Marc Bekoff, “Animals Emotions, Wild Justice and Why They Matter: Grieving Mapgies, a Pissy Baboon, and Emphatic Elephants”, Emotion, Space and Society, vol. 2, 2009, p. 82-85 ; David Derbyshire, “Magpies Grieve for Their Dead (and Even Turn Up for Funerals)”, Daily Mail.
https://www.dailymail.co.uk/sciencetech/article-1221754/Magpies-grieve-dead-turn-funerals.html
[5] Kaeli N. Swift, John M. Marzluff, “Wild American Crows Gather Around Their Dead to Learn about Danger”, Animal Behaviour, vol. 109, 2015, p. 187-197.
[6] Bradshaw, op. cit., et “Not by Bread Alone: Symbolic Loss, Trauma, and Recovery in Elephant Communities”, Society & Animals, vol. 12, n° 2, 2004, p. 143-158.
[7] Edwin J. C. Van Leeuwen et al., “Tool Use for Corpse Cleaning in Chimpanzees”, Scientific Reports, vol. 7, n° 44091, 2017.

[8] King, op. cit.
[9] Voir aussi Bekoff, “FemaleBurro Commit Suicide ? Some Compelling Stories Suggest Animals Do Take Their Own Lives “, Psychology Today, 22 juillet 2012.
[10] Arin Greewood, “What It Means To Say A Dolphin Commited Suicide”, Huffington Post, https://www.huffpost.com/entry/dolphin-commits-suicide_n_5491513
[11] Brian Palmer, “Hairy- Kiri? Do Animals Commit Suicide?”, Slate,
https://slate.com/news-and-politics/2011/11/beached-whales-in-new-zealand-do-animals-commit-suicide.html
[12] Jessica Pierce, “The Dying Animal“, Journal of Bioethical Inquiry, vol. 10, n°4, p. 469-478.
[13] Teja Brooks Pribac, “Animal Grief“, Animal Studies Journal, vol. 2, n° 2, p. 78.

[14] Ibid., p. 70.
[15] Ibid., p. 80.
[16] King, op. cit., p. 7-10.
[17] Voir, par ex., The Emotional lives of Animals, Bekoff.
[18] Voir King.