Comprendre les autres animaux
Améliorer les procédures d'euthanasie pour mieux prendre en compte les perspectives et les choix des animaux nécessiterait de communiquer avec les autres animaux sur leur désir de mourir. Ce n'est pas la même chose que de parler de la mort avec les humains, puisqu’il manque aux humains et aux autres animaux un langage commun formel dans lequel ce concept pourrait être exprimé. Toutefois, le fait de ne pas employer le mot "mort" ne signifie pas que les animaux ne peuvent pas communiquer aux humains leur désir de mettre fin à leur souffrance - et peut-être, parfois, de mettre fin à leur vie. Comme je l’ai indiqué précédemment, les animaux non humains font l'expérience de la mort, perdent des proches, et expriment leurs sentiments à ce sujet. Les humains ne savent peut-être pas si, ou comment, les autres animaux comprennent leur propre finitude, mais les humains n'ont pas toutes les réponses lorsqu'il s'agit de la mort ou du choix de la mort. Les pratiques entourant l'euthanasie humaine aussi sont souvent compliquées et comportent plus de questions que de réponses. Par ailleurs, le terme "euthanasie" a des significations différentes selon les cultures : l'attitude des Pays-Bas à l'égard de l'euthanasie humaine a été critiquée dans de nombreux autres pays, alors que pour les Néerlandais, cette pratique est, dans la plupart des cas, assez peu controversée.
Afin de développer des méthodes qui permettent de parler de la mort avec d'autres animaux, il est important d'en savoir plus sur leurs langages, leurs cultures et leurs relations avec les membres de leur propre espèce ou d'autres espèces. Les autres animaux sont souvent décrits comme étant silencieux, parce qu'ils ne s'expriment pas avec des mots humains, quand bien même ils communiquent de manière complexe et nuancée entre eux et avec les humains qui comptent dans leur vie[45]. Entre les chiens et les humains, les mots, les sons, les odeurs, les signaux chimiques, les regards, les mouvements, les gestes, le développement d'habitudes communes, le jeu et d'autres moyens de communication peuvent par exemple jouer un rôle[46]. Un examen plus poussé des langages des animaux non humains et de leur agentivité dans les relations intra et inter spécifiques permettrait aux humains de mieux les comprendre et rendrait possible de nouvelles formes d'interaction.
On considère souvent que connaitre d’autres animaux et connaitre des humains sont deux choses fondamentalement différentes. Parce que les humains utilisent le langage humain, il est possible de comprendre leur esprit, pense-t-on, ce qui ne serait pas le cas lors des rencontres entre humains et animaux puisqu’il manque à ces derniers le langage humain. Comme il a été dit plus haut, les autres animaux ont leurs propres langages et peuvent communiquer avec les humains, mais le problème est plus profond que cela. Le scepticisme à l'égard de l’esprit des animaux non humains reflète des valeurs culturelles[47] et, plus important encore, ce n'est pas ainsi que fonctionne l'intersubjectivité. Dans une critique du scepticisme à l'égard des autres esprits humains, Wittgenstein s'exprime comme suit : « Mon attitude à son égard est une attitude à l’égard d’une âme. Je ne suis pas d’avis qu’il a une âme[48]. » Dans leurs rencontres quotidiennes, les humains, et les autres animaux, abordent les autres en tant que sujets. Le fait qu'ils soient des sujets fait partie de ces certitudes qui ne peuvent être prouvées, mais qui sont nécessaires pour acquérir des connaissances[49] et, plus fondamentalement, pour vivre tout simplement. Voir les autres comme des sujets, et non comme des machines ou des objets, permet d'apprendre à les connaître, et non l'inverse. Dans le cas des animaux non humains, cela signifie les rencontrer en tant qu'individus qui s'engagent avec d’autres de manière significative et façonnent avec eux des mondes communs, au lieu d'être des êtres figés dans les comportements spécifiques de leur espèce[50].
On trouve un exemple de cette approche dans les travaux de l'éthologue Barbara Smuts, qui décrit comment elle parvint à être en phase avec les babouins et les chiens en vivant et en se déplaçant avec eux, et comment leurs interactions corporelles ont permis à de nouveaux mondes communs de voir le jour[51]. Cette attention portée aux animaux non humains peut offrir aux humains un point de départ pour mieux comprendre leurs points de vue sur les questions de vie et de mort.
La bonne vie, la bonne mort
La question de la mort des animaux non humains est inextricablement liée à la question de savoir comment bien vivre avec les autres animaux. Par conséquent, la conclusion de cet article examine de quelles manières les humains pourraient, avec les autres animaux, développer de nouvelles pratiques autour de la mort. Avant d'aborder cette question, je tire quelques conclusions générales relatives à l'euthanasie des animaux non humains. Le mot "euthanasie" est actuellement utilisé comme un euphémisme pour de nombreuses pratiques dans lesquelles les autres animaux sont tués, et comme ce mot est utilisé pour faire que leur mort paraisse bénéfique, il a pour fonction de dissimuler, ou même de légitimer, la violence qui se cache derrière. Pour remettre en question cette situation, il est important d'utiliser le mot juste, qui est souvent "tuer", pour désigner ces actes. Il existe cependant des cas où les autres animaux peuvent souhaiter mettre fin à leurs souffrances, ou peut-être même mourir, et où l'utilisation du mot "euthanasie" est appropriée. Même dans ce contexte, il existe des différences significatives entre l'euthanasie des humains et celle des animaux non humains. Lorsque les humains décident de mettre fin à la vie des animaux non humains, ces derniers sont souvent traités comme s’ils étaient muets et, faute de réglementation juridique, il est courant que les humains fassent ce choix, alors que l'euthanasie humaine suit des procédures strictes, dans lesquelles le sujet concerné prend la décision. Afin de rendre justice aux animaux non humains, les humains devraient non seulement modifier les réglementations juridiques, mais aussi développer davantage les procédures entourant l'euthanasie des animaux non humains en collaboration avec les autres animaux.
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[45] Ibid., p. 78-80.[47] Brooks Pribac, op. cit., p. 78-83, et Derrida, op. cit.
[48] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard, 2004, p. 253.
[50] Sur l’empathie et l’intersubjectivité, voir également Aaltola.
[51] Barbara Smuts, “Encounters With Animal Minds”, Journal of Consciousness Studies, vol. 8, n° 5, 2001, p. 293-309. Voir aussi Meijer, op. cit., p. 83-87.