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« Pratiquer l’art de la guerre »...2

Pour examiner l’idée qui voudrait que les vaches laitières soient des ouvrières, Porcher a demandé à une sélection de petits éleveurs laitiers européens leurs points de vue sur l’hypothèse selon laquelle ce que font les vaches dans la salle de traite serait du « travail ». Le plus souvent la réponse de l’éleveur est « non, ce sont les gens qui travaillent, pas les bêtes[4] » mais des anecdotes rapportées par des éleveurs interrogés lui donnèrent à penser que les vaches collaboraient au travail. Afin de tester l’hypothèse selon laquelle « les animaux sont des acteurs engagés directement dans le processus de travail et pas de simples objets »; Porcher explore « le rôle des animaux dans le travail, du point de vue des animaux eux-mêmes[5] ». Avec Thiphaine Schmitt, elle a étudié trois aspects des relations au sein d’un troupeau de 60 vaches. Au cours  d’une période de trois mois, Schmitt a observé attentivement, et filmé, un certain nombre de vaches dans la salle de traite, notant en détail leurs mouvements, réponses, réactions et interactions : « (a) avec leur éleveur, (b) entre elles, et (c) avec un robot de traite[6] ».

Despret décrit leurs conclusions ainsi :

Quand les vaches vont paisiblement au robot de traite, quand elles ne se bousculent pas, quand elles respectent l’ordre de passage, quand elles quittent le robot au moment où la trayeuse a fini l’opération, quand elles se déplacent pour permettre à l’éleveur de nettoyer leur stalle … quand elles font ce qu’il faut pour que tout se déroule sans heurt, on ne voit pas cela comme témoignant de leur volonté de faire ce qui est attendu. Tout prend l’allure de quelque chose qui fonctionne ou de la simple obéissance machinale…tout se déroule machinalement. Ce n'est que dans les conflits qui perturbent l’ordre, par exemple…quand elles ne se déplacent pas pour permettre le nettoyage, où  quand elles vont ailleurs que ce qui est demandé, quand elles esquivent ou, simplement, quand elles traînent, bref, quand elles résistent, qu’on commence à voir, ou plutôt à traduire autrement, les situations où tout fonctionne. Tout fonctionne parce qu’elles ont tout fait pour que tout fonctionne. Les moments sans conflit n’ont alors plus rien de naturel, d’évident ou de machinal, ils requièrent en fait de la part des vaches toute une activité de pacification où elles font des compromis, se toilettent, s’adressent des gestes de politesse[7].

Dans le cadre d’autres recherches, Porcher et Despret ont travaillé ensemble, élaborant minutieusement des questions susceptibles d’intéresser les éleveurs interrogés sur ce qu’ils pensaient du travail des vaches, et de leurs relations aux humains[8]. Donna Haraway, commentant les observations de Despret et Porcher sur leurs entretiens avec les éleveurs, écrit :

Les animaux prêtaient attention à leurs éleveurs : prêter une égale attention aux vaches… était le travail des bons éleveurs. C’est une extension des subjectivités tant pour les humains que pour les bêtes « devenir ce que l’autre vous suggère, accepter une proposition de subjectivité, agir de la façon dont l’autre s’adresse à vous, concrétiser et vérifier cette proposition, au sens de la rendre vraie[9]». Le résultat produit des animaux qui nourrissent les humains, et des humains qui nourrissent les animaux. La vie et la mort sont toutes deux en jeu. « Travailler ensemble » dans  cette interaction quotidienne du travail, de la conversation et de l’attention me semble être l’expression juste[10].


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[4] Vinciane Despret, Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions (T comme travail), p. 210
[5] Porcher, Schmidt, Op. cit. p. 39 [ma trad.].
[6] Ibid.
[7] Despret, op. cit., p. 216-217.
[8] Despret, "The becomings of subjectivity in animal world", Subjectivity, vol. 23, n°1, 2008, p. 124
[9] Ibid. [ma trad.].
[10] Donna Haraway, "A curious practice", Angelaki : Journal of the Theorical Humanities, vol. 20, n°2, 2015, p. 7 [ma trad.].