pourquoi c’est la destinée naturelle de l’homme de vivre dans des communautés politiques :
Ainsi la raison est évidente pour laquelle l’homme est un être civique plus que tous les autres, abeilles ou animaux grégaires. Comme nous le disons, en effet, la nature ne fait rien en vain ; or seul d’entre les animaux l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi la trouve-t-on chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole, elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs et autres notions de ce genre ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité.6
Aristote distingue la parole, informée par la raison, de toutes les
autres émissions de sons. Comme le montre Derrida, cette distinction est
essentielle pour établir les frontières de la communauté politique. Mais elle
ne définit pas seulement les frontières de la communauté politique : elle
définit aussi la parole (et le langage). A l’intérieur de la définition de
l’homme en tant qu’être politique, nous trouvons une définition de la parole
comme appartenant aux hommes. Les autres animaux peuvent s’exprimer à travers
des sons, aussi ne sont-ils pas complètement muets, mais ils ne parlent pas et
sont donc destinés à rester silencieux sur les questions politiques. La
plupart des philosophes politiques contemporains pensent encore qu’être capable
de parler, selon cette conception de la parole, est nécessaire pour être un
acteur politique. Cela peut être parce que la parole est considérée comme
nécessaire à la délibération rationnelle7, ou pour participer à un
contrat social8, ou pour l’action démocratique9 et ainsi
de suite. Jusqu’à présent, la philosophie politique a été en grande partie
absente de la réflexion sur les autres animaux10.
Les théories des droits des animaux qui prônent
la prise en compte des animaux dans nos décisions morales et dans les
cadres juridiques ne se sont pas réellement concentrées sur la remise en
question de cette vision des acteurs politiques et des communautés politiques.
Elles ont principalement été développées par des philosophes moraux et des
scientifiques qui étudient le comportement et les facultés cognitives des
animaux et sont généralement axées sur les
capacités intrinsèques des animaux et leurs intérêts, et le statut moral
et les droits moraux qu’ils entraînent11. Les progrès réalisés dans
ces disciplines ont conduit à une meilleure compréhension des animaux et de
leurs droits moraux et à une plus grande attention aux animaux dans le débat
public et la législation. Cependant, cela a aussi conduit à concevoir les
animaux comme des objets moraux à étudier, plutôt que comme des sujets ayant
leurs propres idées concernant la façon dont ils veulent vivre leur vie, et
aussi à mettre l’accent sur les droits négatifs. Selon Donaldson et Kymlicka,
cela a occulté la question de savoir comment obtenir une justice (politique)
pour les animaux. Ils soutiennent que la philosophie politique est tout à fait appropriée pour traiter des questions
concernant les animaux parce qu’elle peut fournir les outils conceptuels pour
passer d’une vision morale à un cadre institutionnel à l’intérieur duquel des
notions telles que la démocratie et la citoyenneté peuvent jouer un rôle
déterminant.
Avec leur théorie politique des droits des animaux, Donaldson et Kymlicka
questionnent les idées existantes sur les acteurs politiques et les communautés
politiques. Ils font valoir que nous devrions considérer les animaux comme des
acteurs politiques et, dans le cas des animaux domestiques, comme les membres
de communautés démocratiques humanimales dans lesquelles humains et
animaux communiquent. Ils souscrivent à l’idée de droits négatifs universels
pour les animaux tels qu’ils sont conceptualisés dans les théories des droits des animaux existantes et soutiennent
que les droits négatifs, comme les droits à ne pas être tué, torturé ou asservi
sont importants. Ils proposent d’élargir l’idée de droits humains universels
pour y inclure les animaux non humains. Cependant, bien que les droits négatifs
universels soient importants, ils sont insuffisants car il est impossible
de mettre fin à toutes les formes d’interaction entre les humains et les animaux,
puisqu’ils cohabitent sur la même planète. C’est par ailleurs inutile puisque
des relations humains-animaux respectueuses sont possibles et existent
déjà. Donaldson et Kymlicka montrent que les vies des humains et des
animaux sont interconnectées de nombreuses façons, historiquement,
culturellement et géographiquement, ce qui entraîne des relations,
responsabilités et droits divers de part et d’autre. Dans le cas des
humains, les droits universels s’appliquent à tous, mais ils ont en plus
des droits et des devoirs envers certains individus, en fonction de leurs
relations morales et politiques. Donaldson et Kymlicka utilisent le type de
relations politiques que les communautés établissent entre elles comme point de
départ d’une réflexion sur les relations politiques avec les animaux. Ils
font valoir que les animaux domestiques devraient être considérés comme des
concitoyens, les animaux sauvages comme des communautés souveraines et les
animaux liminaux, qui vivent parmi les humains mais ne sont pas domestiqués,
comme des résidents12. Les humains ont différents droits
________________
6. Aristote, La politique, 1253a, citée par
Derrida, p. 460-461.
7. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir
communicationnel, tome 1, Rationalité de l'agir et
rationalisation de la société.
8. John Rawls, Théorie de la justice.
9. Jacques Rancière, La haine de la démocratie.
10. A quelques exceptions près, en particulier
celles de Robert Garner et Mark Rowlands.
11. Voir par ex. Bekoff, Regan, Singer.
12. Ce groupe est apparu récemment dans la littérature
animaliste. Un des objectifs de Zoopolis est de détruire la dichotomie
entre animaux sauvages et liminaux (ou entre nature et culture) et la remplacer
par une grille de types d’animaux et d’interactions et de relations
humains-animaux (se référant à Jennifer Wolch, “Anima Urbis.”, Progress in
Human Geography 26.6). Donaldson et Kymlicka montrent de façon convaincante
qu’il y a de nombreux animaux qui ne sont ni sauvages ni domestiques et que les
frontières entre ces catégories ne sont pas établies (les animaux domestiques
peuvent devenir liminaux ou sauvages et vice versa). L’introduction de ce
nouveau groupe peut clarifier les droits et les devoirs de et envers ces
animaux, ce qui est important, mais il semble quelque peu paradoxal de créer
une nouvelle catégorie pour les animaux qui ne correspondent pas aux autres
catégories, d’autant plus que ce groupe est très divers.