par Eva Meijer
Introduction. L’opinion selon laquelle les animaux non humains1
ne peuvent pas être des acteurs politiques parce qu’ils ne sont pas
capables de parler est répandue à la fois dans la tradition philosophique et la
pratique politique. Cette vision semble fausse à deux égards. Elle se réfère à
une conception erronée de l’agentivité politique et, par ailleurs, elle ignore
le fait que les animaux communiquent manifestement entre eux et avec les
humains. Concevoir les animaux comme des êtres muets ne reflète pas simplement
une mauvaise compréhension de leurs capacités : c’est étroitement lié à la
façon dont les humains ont défini le langage et la politique2, et
cela a conduit à réduire les animaux au silence en tant que groupe politique.
Dans Zoopolis3, Sue Donaldson et Will Kymlicka développent
une théorie politique des droits des animaux dans laquelle ces derniers sont
vus comme des acteurs politiques. C’est un important pas en avant dans la
réflexion sur les animaux et sur leurs droits, et cela remet en question la
façon dont les humains envisagent d’ordinaire les animaux et les relations
(politiques) qu’ils ont avec eux. Donaldson and Kymlicka se concentrent sur les
relations politiques des groupes d’animaux avec les sociétés et institutions
humaines et soutiennent que nous devrions considérer ces différents groupes
d’animaux comme des citoyens, des résidents et des communautés souveraines.
Bien que Donaldson et Kymlicka décrivent diverses interactions et relations
humains-animaux, ils ne proposent pas de théorie de communication politique, ce
qui, selon moi, entraîne des problèmes conceptuels et pratiques.
Dans cet article, j’esquisse les grandes lignes d’une théorie de la
communication entre humains et animaux, basée sur des concepts que j’ai
empruntés aux derniers travaux de Ludwig Wittgenstein, en particulier sa
notion de jeu de langage. Voir le langage comme une collection de jeux de
langage constitue un bon point de départ
pour réfléchir sur les langages animaux et sur une communication partagée
humanimale car cette notion capture et reflète la multitude d’interactions
(linguistiques) qui existent entre les animaux et les humains. C’est aussi un
moyen de faire apparaître les similitudes dissimulées par le fait
qu’habituellement les animaux n’utilisent pas de mots humains. Cette théorie de
la communication peut servir de base à une réflexion sur la communication
politique4 et ainsi être vue comme un supplément à la théorie de
Donaldson et Kymlicka, mais elle ouvre aussi la voie à l’étape suivante. A
travers la communication politique avec les humains, les animaux peuvent
exercer une influence sur les termes et conditions de l’interaction, qui remet
en question les limites des modèles politiques de démocratie libérale
existants. Une théorie de la communication politique humanimale fondée sur une
multitude d’interactions existantes peut faire office de point de départ pour
penser de nouvelles formes d’interactions démocratiques avec les animaux.
Je commence par examiner la théorie politique de Donaldson et Kymlicka, à partir de laquelle je soutiens qu’il est nécessaire de réfléchir à la communication politique humanimale. Après quoi j’étudie comment l’idée du jeu de langage peut éclairer la communication entre humains et animaux et quelles sont les implications de l’exploration des jeux de langage humain-animal sur les concepts existants et le langage en général. En m’appuyant sur l’idée des jeux de langage et des conversations humain-animal, j’esquisse ensuite les contours de conversations politiques dans lesquels les animaux, en contact avec des humains, peuvent exercer une agentivité politique directe, et je présente le type d’interprète (animal humain ou non humain) susceptible de faciliter la communication politique humanimale. Dans la dernière partie, je discute des limites de l’utilisation d’un cadre démocratique libéral humain pour concevoir la communication politique entre humains et animaux et l’agentivité politique animale. Je fais valoir que des concepts tels que les droits peuvent offrir le point de départ d’une réflexion sur les animaux dans une démocratie, mais que leur signification changera avec le changement de constellation politique, en interaction avec les animaux. Je conclue en soutenant que prendre aux sérieux les animaux en tant qu’acteurs politiques ne signifie pas seulement que nous devons étudier leur comportement et étendre les concepts et institutions existantes pour les y inclure, mais aussi que nous devons reconsidérer le sens de ces concepts et institutions et, si nécessaire, en inventer de nouveaux en collaboration avec les animaux.
I. Zoopolis. En philosophie politique, la capacité de parler est
généralement considérée comme une condition nécessaire pour être un acteur
politique et un membre d’une communauté politique. Parler est vu comme une
entreprise humaine clairement distincte de la façon dont les autres animaux
s’expriment et utilisent leurs voix. Dans La bête et le souverain5,
Jacques Derrida parle de La Politique d’Aristote, qu’il voit comme un
texte fondamental dans la construction de cette idée.
Dans La Politique, Aristote décrit le lien entre parler
et être un membre de la
communauté politique, lorsqu'il explique
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¤ Essai paru en 2013 dans humanimalia 5.1, sous le titre Political Communication with Animals,
traduit par Marceline Pauly et publié sur ce blog avec la permission de
l’auteure.
Ph : Jo-Anne McArthur / We Animals
Ph : Jo-Anne McArthur / We Animals
1. Ci-après dénommés le plus souvent “animaux” pour des raisons d’espace.
2. Pour une analyse détaillée de ce phénomène dans la
tradition philosophique, voir Derrida.
3. Sue Donaldson et Will
Kymlicka, Zoopolis: Une théorie politique des droits des animaux.
4. Se concentrer sur la communication politique
n’implique pas que tous les actes politiques se rapportent à la communication
ni que toute agentivité politique animale puisse s’exprimer en termes de
langage. Mon objectif n'est pas non plus de développer une théorie de la
délibération. Je veux traiter de l'image stéréotypée qui présente les animaux
comme étant muets ou silencieux sur le plan politique et explorer les
possibilités de transposer les communications existantes dans un cadre
politique.
5. Jacques Derrida, La bête et le souverain, Vol. 1,
p. 389-390.
Eva Meijer est doctorante en philosophie à l'Université
d'Amsterdam où elle enseigne l'éthique animale. Son projet de thèse porte sur les voix politiques des
animaux.
Elle est l'auteure de plusieurs essais - sur les langages des animaux et l'agentivité politique animale - et romans, parmi lesquels :