Selon Wolve,
utiliser les modèles éthiques existants et soutenir qu’ils devraient également s’appliquer aux autres animaux n’est pas difficile. Ce qui l’est plus, c’est de
développer différentes sortes d’éthiques qui répondent aux complexités
théoriques entourant la question animale (humaine et non humaine) dans différents
registres, et c’est ce à quoi nous devons nous employer.
Comparée au
Projet Grands Singes et aux initiatives similaires, la théorie de Donaldson et
Kymlicka peut être vue comme un pas dans la bonne direction parce qu’ils préconisent
l’attribution de droits à tous les animaux, et proposent une approche relationnelle dans laquelle l'agentivité animale est prise en compte. Mais ils partent néanmoins
d’une conception humaine de la politique, dans laquelle une multitude d’animaux
et d’interactions sont appréhendés et ordonnés suivant les critères d’une démocratie libérale humaine.
Dans ce cadre, les humains jouent le rôle principal en décidant des termes et des
conditions tant du discours que des pratiques qui lui sont liées. C’est
manifeste, par exemple, dans l’idée d’ «agentivité dépendante » où c’est
un humain qui communique avec d’autres humains, mais aussi dans le projet plus
vaste de catégorisation des animaux (en tant que citoyens, résidents, ou
communauté souveraine) et en décidant de leurs droits et devoirs. Bien que leur
multiplicité et leur différence soient reconnues, les animaux sont relativement
silencieux quand il s’agit de déterminer comment la situation politique peut ou
devrait évoluer. En dépit des difficultés, je ne pense pas que nous devions
adopter une approche pragmatique dans laquelle nous nous appuyons sur des notions telles que les droits et la citoyenneté en tant que vestiges ou à cause
de leur puissance rhétorique. Je proposerais plutôt une autre manière d’envisager
la ou les significations des concepts évoqués, qui favorise leur dynamisme.
Tout
d’abord, les humains ont besoin de concepts pour pouvoir penser. Les concepts
existants peuvent servir d’outils pour imaginer comment changer les choses.
Toutefois, les concepts tels que les droits ne sont pas simplement des vestiges
dont on peut tirer parti. Les mots, en plus d’avoir la capacité d’agir sur des
situations dans le monde extérieur, portent en eux celle de modifier leur sens
lorsque ces situations changent. Dans le contexte des droits des animaux nous
pouvons voir que le concept « droits » peut changer des choses dans le
monde, mais aussi que si les droits universels des animaux étaient instaurés,
le sens de « droits » changerait. Les grands changements dans notre
société se reflèteront dans la signification de ce mot.
Si
nous prenons au sérieux l’idée de l'intersubjectivité humanimale en politique comme
le proposent Donaldson et Kymlicka, nous (animaux humains et non humains)
devons chercher les moyens de faire participer les animaux non humains à la reformulation de la signification des concepts et à la
détermination des modalités d’interaction. Ce pourrait être le début d’une mode
d’interaction nouveau, pluraliste et démocratique. Cela ne veut pas dire que
les humains devraient accorder aux animaux l’accès à leurs démocraties ou à
leurs communautés, car les animaux en font déjà partie, de bien des façons. Les
humains devraient plutôt reconnaître et formaliser la présence des animaux afin
qu’humains et animaux puissent, ensemble, développer davantage les concepts et
institutions démocratiques.
Conclusion. Donaldson et Kymlicka ainsi que Wittgenstein ont
recours à la philosophie pour voir les choses différemment. Pour Wittgenstein,
voir les choses différemment est le but de la philosophie ; Donaldson et
Kymlicka utilisent un cadre philosophique et politique pour montrer les animaux non
humains sous un jour différent, comme des acteurs politiques. La force de leur description
de l’agentivité politique animale et des relations humains-animaux réside précisément
là – ils nous montrent ce qui est déjà présent sous un angle nouveau.
La tâche
suivante consistera probablement à explorer la portée et la signification des
concepts politiques existants concernant les animaux (et aussi les humains). En
plus de prêter davantage attention au comportement des animaux et aux
interactions entre espèces, nous devons reconsidérer avec soin les limites de ce
qui constitue un acte politique ou linguistique, et nous pencher sur ce que
signifient des notions comme la démocratie, l’agentivité politique et la
citoyenneté une fois leur champ d’application étendu.
Ce même double
mouvement s’applique au langage ; l’examen des jeux de langage humain-animal
existants doit aller de pair avec la reconsidération à la fois de la sphère et de la définition du langage. L’idée
du langage comme un ensemble de jeux de langage et celle de ressemblance
familiale peuvent nous aider à comprendre comment les mots et les actes sont ou
peuvent être reliés. Bien qu’il soit crucial que nous examinions les concepts
existants, ceux-ci peuvent aussi fonctionner comme liant entre deux visions (pour
passer de l’une à l’autre) ; ils peuvent nous aider à comprendre comment
un changement est possible et à imaginer ce que nous essayons d’atteindre.
L’étude des jeux de langage humain-animal nous montre qu’une conception étroite
du langage, comme appartenant uniquement aux humains, est arbitraire et
indéfendable, ainsi que tendancieuse.
Jane Bennett49
se réfère à un semblable enchevêtrement de connaissances, de significations et de
concepts lorsqu’elle écrit au sujet de l’agentivité politique des vers telle que
l’on décrite Darwin et Bruno Latour. Elle montre que les nouvelles
connaissances sur les animaux et une meilleure compréhension de leurs
comportements ont changé la façon dont nous les voyons et dont nous évaluons
(ou pouvons évaluer) leurs actions. Cependant, si nous voulons réellement
prendre les vers au sérieux, cela ne se limite pas à revoir notre évaluation de
leurs activités : cela suppose aussi que nous contestions l’unicité des
humains et les concepts qui sont liés à cette vision. En plus de réinventer des
concepts, nous devons penser à de nouvelles « procédures, technologies et systèmes
de perception »50 qui permettront d’interpréter plus scrupuleusement les comportements des autres
animaux et de répondre à ce qu’ils ont à nous dire mieux que nous ne le faisons
actuellement. Avec la création de nouveaux concepts et institutions politiques mieux
adaptés pour s’accorder aux langages et à la politique humain-animal, les animaux ne
sont pas les bénéficiaires passifs auxquels les humains prêtent un
discours. Ils peuvent jouer, ils
jouent et devraient jouer un rôle actif dans la définition des termes de
l’interaction et du sens à donner aux questions en jeu.
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49. Jane Bennett, Vibrant Matter: A Political Ecology of Things.
50. Ibid., p. 108.